Débile

Publié le par bienvenuechezlesfous

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Donc, mon nouveau camarade était ici avant moi. Il se met  à raconter :

- Quand t' es arrivé, j'ai cru que t' étais débile. Tu marchais tout le temps dans le couloir. Tu engueulais les gens. Tu ne répondais pas quand on te parlait.

Je hoche la tête doucement. Je comprends. J'entends. Mon majeur droit tapote tout seul sur la table.

- Un matin, tu m'as pris ma place au petit déj. Pendant que j'étais allé chercher une serviette.

- C'était ta place ? Tu étais déjà assis ?

- Oui, bien sûr. Et quand je te le disais, tu répondais seulement non. Il y a aussi un aide soignant qui a voulu te faire bouger, mais après il m'a dit d'aller ailleurs.

- Je ne me souviens de rien. Excuse. Je devais être salement barré.

- C'est rien.

Aucune trace. Le sable est vierge en cet endroit de ma tête. Je ne me souviens pas. Même à présent, je ne me souviens pas.

- Et maintenant, comment je suis ?

Les deux trous vides des yeux de Steve Mac Quenn dans son visage gris craie piqueté de barbe, s'ouvrent devant moi. Il vient de passer plusieurs mois dans l'enfer du bagne de Cayenne. La section disciplinaire. Il a poussé sa tête au travers du guichet qui s'est ouvert dans la porte de sa cellule et s'adresse à son voisin qui vient de faire la même chose.

- De quoi j'ai l'air ?

Un essaim de papillons aux ailes de suie passe devant mes yeux.

- Il paraît que je vais un peu mieux mais je voudrais ton avis puisque tu m'as vu avant.

- T'es beaucoup mieux.

Dans le film aussi, le voisin de cellule disait quelque chose de ce genre-là. J'ai confiance.

- De nous tous ici, c'est toi qui as fait le plus de progrès.

Nous apprenons enfin le motif des appels venus des sanitaires : Quelqu'un d'un peu énervé a descellé une cuvette. Il a fallu condamner ces toilettes et étendre des serpillières devant le bas de la porte. On ne pourra plus les utiliser jusqu'à ce que les services techniques soient passés.

Ce doit être vrai puisque c'est un soignant qui le dit. Il ne reste donc plus que deux chiottes sur quatre et il va falloir aussi tenir compte de ceux qui y passent des heures et qu'on est parfois obligé de sortir manu militari.

A ce propos, où est passé Nicolas ?

- C'est vrai, je suis mieux ?

- Oui, vachement.

- Excuse-moi de t'avoir piqué ta place.

- C'est rien.

Je suis content d'avoir pris mes précautions avant de manger car je suis sûr que je pourrai tenir au moins jusqu'à midi. En plus, j'ai la chance que les bonnes toilettes soient situées en face de ma chambre. Cela me sera plus facile en cas de besoin. Le bonheur n'est-il pas simple comme un coup de chasse ?

J'insiste :

- A part te piquer ta place, j'en ai fait d'autres ?

- Je sais pas mais c'est rien. Tu vas beaucoup mieux je te dis.

Sa voix est toujours aussi ténue qu'une soie d'araignée.

Nous allons souvent nous retrouver assis à la même table. Sans doute nous apprécions-nous mutuellement. Il va finir par me parler de ses hallucinations. De ce qu'il a ressenti la première fois qu'il a montré aux autres quelque chose qu'ils ne pouvaient voir. Leurs réactions.

Je comprends.

Il m'est arrivé à plusieurs reprises de craindre de paraître encore plus timbré que je ne le suis probablement à l'idée que j'entendais quelque chose qui n'existait pas aux oreilles des autres :

Une nuit, seul dans ma chambre, je ne trouve pas le sommeil à cause d'une conversation téléphonique tenue de l'autre côté du mur par un impénitent pipelet. Il doit être aux alentours de trois heures du matin quand la veilleuse entre dans la pièce accompagnée de ses sonnailles habituelles et de sa grosse lampe de chantier. Comme j'ouvre ostensiblement les yeux, elle me demande si ça va.

- Oui, ça va bien, mais il y a du bruit.

Elle doit s'imaginer que j'entends les Rollings Stones que leur tournée mondiale a conduit précisément dans le local de douche tout proche car je peux distinguer son étonnement dans la pénombre et dans sa voix. J'ai peur d'être la réincarnation de Jeanne d'Arc mais je poursuis néanmoins.

- Qu'il y ait des bruits de portes, de clefs, de talons, c'est inévitable dans ce genre d'établissement,(Cela me surprend encore, mais je parle effectivement ainsi.)mais vous avez un collègue à côté, dont la voix de basse passe assez bien les murs.

L'ange blanc ne dit rien mais se retire sur la pointe des ailes.

C'est sûrement moi. Personne ne peut entendre de bruits de voix car ils sont dans ma tête. Elle n'a rien dit pour ne pas risquer de me mettre en colère car elle voudrait bien poursuivre sa garde sans incident. Je sais qu'elle sait qu'ici beaucoup entendent des voix. Il me semble qu'elle a tiré la porte avec plus de douceur qu'elle ne l'avait poussé, mais il s'agit certainement là aussi d'une illusion.

La voix de basse s'éteint d'un coup.

Je ne suis pas un halluciné. Je suis un imbécile qui vient de comprendre : Elle est allée couper la télévision dans le réfectoire et doit rigoler en pensant que j'ai confondu avec un collègue l'animateur d'un télé achat nocturne ou d'un documentaire sur la pêche à la mouche.

Je me sens humilié.

Ce n'est pas si grave car ce ne sera ni la première fois ni la dernière.

 

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Publié dans Litterature

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