L'ébéniste

Publié le par bienvenuechezlesfous

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               Une pluie que je devine froide dégouline le long des vitres glacées de notre vaisseau au fantomatique équipage.

Habituel tintamarre de cris, de sonneries, de chasse d'eau, de serrures et de portes, de chariots et de clefs, de plaintes et d'encouragements, de douleurs et de consignes entremêlées.

Je n'ai qu'une faible et sans doute très inexacte notion du temps que j'ai déjà passé sur la piste. Je porte, avec la nonchalance des vieux routards, la robe de chambre du club, couverte de carreaux ridicules. Attention de n'en pas  briser un seul, je risquerais de me couper.

Il faudra que je cherche à savoir quel atelier clandestin aux frontières de la couture et de la vitrerie produit pareille incongruité vestimentaire.

Mes claquettes bleu piscine font sur la piste leur chuintement ordinaire. Je chuinte, je chuinte soir et matin, je chuinte, sur mon chemin…

J'ai très probablement les mains derrière le dos, où s'entrecroisent une dizaine habituelle de doigts à l'extrême nervosité chronique. Je ne me suis pas encore remis à me ronger les ongles jusqu'au sang comme je le fis à une certaine période, mais l'index de ma main droite porte plusieurs marques de morsures que je ne dois qu'à moi-même et essaie avec je ne sais trop quel succès de dissimuler aux  yeux du personnel soignant de crainte que pareilles traces ne me désignent comme le dernier gagnant d'un séjour en C.D.I. dans le douillet cocon de la chambre d'isolement.

Je ne veux pas y retourner. C'est trop difficile pour moi.

Ne soyons pas infantilement égoïstes : Laissons à d'autre leur tour. L'endroit mérite tant d'être visité par tous.

Je vais m'asseoir devant la télé. L'écran est noir et je ne vais rien faire pour qu'il s'anime.

J'attends.

Quoi ?

Je ne sais pas. Que le temps finisse par passer, certainement, et je crois qu'il aura la bonté de le faire. En tous cas, je l'espère mollement.

- Salut Michel, ça va ?

Michel dépose, dans les bras du fauteuil qui côtoie le mien, sa grande carcasse longiligne et dégingandée.

Cheveux courts, presque réduits à l'état de brosse. Visage émacié. Petites lunettes rondes à monture moitié métal moitié écailles de tortue. Un certain raffinement dans la pose, un reste de maniérisme élégant dans l'expression. Une veste de laine sur une grosse chemise de coton élimée évoquant pour moi les bûcherons canadiens dans les feuilletons télévisés.

Michel est ébéniste et porte à sa main gauche une bague qui souligne discrètement la finesse tout aristocratique de ses doigts. Il est aussi homosexuel à ses moments perdus, mais je ne le saurai que beaucoup plus tard.

Il parle avec des accents d'ironie déchirée et un sourire où transperce le sarcasme douloureux.

Il restaure des vieux meubles lorsqu'il n'est pas ici. Avec talent, cela se lit à sa façon volubile de faire bouger ses mains lorsqu'il en parle. Michel a deux amours : Le bois et sa petite chienne. Une bâtarde comme lui, dont je ne saurai pas le nom. Pas plus que le sien d'ailleurs, car ici, même les infirmiers ne l'appellent que par son prénom. Il doit avoir un peu plus que la quarantaine mais rien n'est moins assuré car certains cheminements dans la vie usent prématurément les peaux et tout laisse à penser que la sienne ne fut pas spécialement épargnée.

La vie des pédés n'est pas uniquement remplie d'enculades romanesques sous le phare tremblant et complice d'un clair de lune estival tandis qu'au lointain calme, de joyeuses reinettes aux cuisses appétissantes lancent vers le ciel profond leurs coassements énamourés. C'est d'ailleurs fort dommage car le monde serait peut-être plus beau s'il en était ainsi.

Michel ne donne jamais son nom.

Il a des lèvres charnues dont le carmin contraste avec son visage pâle où traîne depuis deux ou trois jours une barbe maigrelette qui ne lui donne même pas l'air viril et faussement négligé des séducteurs certains estampillés.

Je lui suppose un léger problème d'Œdipe imparfaitement résolu.

Je ne me mouille d'ailleurs pas beaucoup : Vous connaissez beaucoup de personne ayant totalement et harmonieusement achevé la résolution de leur petit problème d'Œdipe ?…

Moi non plus.

Pourquoi diable déteste-t-il à ce point son père ?

Pourquoi diable haïssé-je autant le mien ?

Voilà de vastes et bonnes questions qui justifieront de bons et vastes débats, colloques et conférences. Peut-être y reviendrons-nous un peu plus tard.

Michel a les yeux à fleur de tête derrière ses petites lunettes de premier de la classe. Ils pétillent malgré les drogues ou peut-être à cause d'elles. Je le soupçonne d'en avoir goûté plus d'une.

Il porte une antique paire de chaussons paradoxalement dotée d'un système original et innovant de climatisation automatique à autorégulation thermocontrôlée plus couramment connu sous le nom de trou.

 

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Publié dans Litterature

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P
<br /> J'aime toujours autant votre style ! On y est !<br /> <br /> <br />
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B
<br /> <br /> Bonjour Pascale ...<br /> <br /> <br /> et une fois encore merci<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Quoi de plus agréable pour le scribe que je suis que de recevoir des compliments !<br /> <br /> <br /> On y est dites-vous ?<br /> <br /> <br /> Il est vrai que j'y étais et que j'y suis encore un peu car je crois qu'on en sort véritablement jamais complètement.<br /> <br /> <br /> Je serai jusqu'au bout membre de cette vaste et anonyme confrérie des fous estepillés par la faculté...<br /> <br /> <br /> Cela ne me quitte pas malgré les années qui passent et je me suis fait à l'idée, du moins c'est ce que je m'efforce de croire,  que cela ne me quittera jamais.<br /> <br /> <br /> Mais je suis bien disert ce matin.<br /> <br /> <br /> J'espère que vous apprécierez également de faire connaissance avec mes anges. Rien à voir avec ceux d'une certaine et mercantile Victoria. Les miens sont les vrais !<br /> <br /> <br /> Très Cordialement.<br /> <br /> <br /> Norbert Desnos<br /> <br /> <br /> <br />