Mort dans l'urinoir ?

Publié le par bienvenuechezlesfous

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Il fait toujours aussi froid.

Mon père cherche des toilettes. Nous faudra-t-il revenir dans un des bâtiments de soins ?

Adossés aux vestiaires désaffectés que l'on trouve près du terrain de foot, il y a des vestiges d'urinoirs. Des parois minces faites de ciment armé au squelette apparent proposent d'accueillir les nécessiteux dans un semblant d'intimité. Le sol des petits box est sale, glissant. Une odeur alcaline monte malgré la fraîcheur. Cela fera l'affaire.

Je m'éloigne et affecte un intérêt soudain pour une flaque de boue prise par le gel.

Malaise.

Toujours cette répugnance des corps impérieux. Timidité ? Pruderie ? Pudibonderie ? Névrose ?

Je ne me retourne pas.

J'attends.

C'est long.

Mon père a dû faire un malaise cardiaque. Ce ne serait pas la première fois. Il n'est pas tombé. Je l'aurais entendu. Il est mort debout. Maintenu droit par les cloisons grises. Légèrement affaissé seulement. Son visage frotte contre le mur, il a la bouche ouverte et de la salive fige aux commissures de ses lèvres bleues. Il a une main sur le cœur et l'autre crispée sur son vieux membre qui goutte encore. Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire. Je l'avais prévenu : En cas de problème, je ne suis même pas sûr de pouvoir appeler à l'aide. Je l'avais pourtant prévenu. Quel con ! Il faut toujours qu'il me mette dans des situations impossibles.

Un grand type sanglé dans une parka marron passe près de moi en rentrant la tête dans son col et en bourrant les mains au fond de ses poches. Patient ? Visiteur ? Personnel ? Plus que dans n'importe établissement, la confusion est facile. Pas de plâtre révélateur, de pansement forcément visible. Le lieu semble avoir sur les gens une influence subtile qui donne à tous l'allure qui pourrait être celle d'un malade.

Hormis pour les cas extrêmes, même si la règle n'est pas absolue. Existe-t-il un état de  visiteur gravissime comme il en est des patients au stade dernier de leur pathologie ?

C'est sans doute pour cela que le port de la blouse blanche est si scrupuleusement respecté et qu'elles sont toutes nominatives, chaque membre portant cousu sur sa poitrine son patronyme et sa fonction.

J'ai conservé mes yeux plongés dans ma flaque de boue durcie.

C'est long.

Mais ce n'est peut-être pas si grave, après tout. Il ne s'agit peut-être qu'une bénigne lenteur de miction. A plus de soixante-dix ans, on excuse volontiers une prostate légèrement hypertrophiée, une vessie hypotonique ou des sphincters émus par la froidure de l'air. Une prostate de la taille d'une marmite. Et voilà que sur l'écran gelé de la flaque de boue, mon père apparaît à quatre pattes sur une table d'examen tandis qu'un proctologue fervent lui enfonce deux doigts dans l'anus pour la cérémonie du touché rectal.

Ridicule. Je dois décidément avoir un Oedipe fantaisiste.

Je n'y tiens plus. Il faut que je sache. Comme un patineur sur glace ou un danseur de ballet classique, j'effectue une rotation sut 360 degrés qui me permet de jeter un œil à ce qui se passe dans mon dos avant de retrouver ma position initiale. R.A.S. Mon père est toujours debout et s'agite dans ce soubresaut rapide et risible qui secoue les épaules des mâles de l'espèce humaine lorsqu'ils sont affairés à faire tomber les gouttes ultimes de leur petite commission. Je n'aurai pas à appeler de secours. J'entends des pas se rapprocher. Nous repartons pour la promenade.

 

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Publié dans Litterature

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