Un champion

Publié le par bienvenuechezlesfous

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         L'être humain est connu comme un animal à sang chaud, mais, malgré mon épais pyjama bleu et ma robe de chambre à carreaux, je frissonne.

Je suis recroquevillé dans mon lit sur lequel j'ai superposé tout ce qui se trouvait à ma disposition en matière de couverture et j'y ai aussi étalé un peignoir gris en tissu éponge à bouclettes habituellement très chaud.

Rien n'y fait, j'ai froid. Ou peut-être devrais-je dire suis froid puisque mon environnement douillet n'est pas à incriminer dans la sensation que j'éprouve.

Allongé sur le lit voisin du mien, un corps gît.

Un bon mètre quatre-vingt-cinq, une carrure qui en imposerait aux infirmiers les plus vigoureux, il a gardé aux pieds les Santiags qu'il chausse dès le matin. Un pantalon de toile noire, un pull à col roulé également foncé, ce voisin-ci, qui n'a rien à voir avec celui que j'ai tué à coups de serviette, est autorisé à porter ses vêtements personnels car il ne manifeste aucune velléité de fuite.

Pour ce qui me concerne, je n'appartiens pas encore à cette aristocratie puisque j'ai déjà, à plusieurs reprises, tenté de fuguer, selon la terminologie officielle.

Lui, ne donne pas autant de difficultés au personnel de surveillance.

Avant d'échouer ici, dans un lointain passé, il fut champion de Bretagne de course cycliste. Preuve que le sport mène à tout. Il doit avoir quelque chose entre dix-huit et vingt-cinq ans. Avec ma quarantaine, je fais à côté de lui, figure de dinosaure.

Mon cycliste a un nom. Il s'appelle Philippe. Diminutif : Phil.

Il est assez peu loquace.

Je peux passer des journées entières à côté de lui sans qu'il ouvre la bouche. C'est reposant, comparé à d'autres spécimens qui n'arrêtent pas de déblatérer. Aussitôt que j'ai fait sa connaissance, il m'a fait songer à une sorte de croisement de Vladimir Poutine avec Buster Keaton. Deux prototypes de méditerranéens à l'expansivité contagieuse.

Pourtant, chaque fois que je lui ai adressé la parole, ce colosse aux yeux vides s'est animé un moment. Il répond à mes questions avec la voix douce d'un enfant timide pris en faute:

Non, je ne le dérange pas. Oui, cela fait longtemps qu'il est ici. Il ne se souvient pas exactement combien. Est-ce que je veux bien prendre avec lui un verre de café chaud ? Il a de l'instantané dans son tiroir et l'eau du robinet coule à la bonne température. Il a écrit une poésie. Est-ce que je veux bien la lire ?

Il me montre un papier où je peux lire téléphone Phil, téléphone Phil, téléphone Phil, Téléphone Phil,  téléphone Phil … ad nauseam.

Il voudrait faire des mathématiques de la poésie et du théâtre.

Est-ce que je sais ce qui est le plus dur dans le théâtre ? Il craint de ne pas arriver à apprendre les rôles par cœur.

Plein de science, comme toujours, je lui réponds qu'il est difficile de donner vie à des personnages sortis de l'imaginaire d'un autre.

Cela ne le décourage pas mais il a peur que le  F.B.I. ne le surveille, alors il doit faire attention.

Tout son discours est à l'avenant, tant et si bien que j'hésite bientôt à entamer la conversation de crainte de déclencher le déluge verbal.

Pourtant, il me semble que cela lui fait du bien. Il se redresse un peu, accepte que se croisent nos regards. Il se dégage de lui une indicible et douloureuse bonté qui, à moi aussi, m'a fait du bien au début. Il ne traîne jamais sur la piste verte mais, faute de stimulations extérieures, reste allongé immobile sur son lit. Il va au réfectoire quand un infirmier vient le chercher.

Que peut-il faire seul ? Aller régulièrement au fumoir et en revenir pour s'allonger de nouveau.

La vie des charançons n'est pas plus monotone : A sept heures et demie, chaque matin, j'entends le craquement du briquet qu'il garde sous son oreiller.

Une petite flamme éclaire la nuit.

Faut-il donner l'alerte ?

Est-il pyromane ?

Je me le suis demandé, la première fois, assis sur mon lit, apeuré.

Il se lève et s'habille à la lueur jaune et vacillante de la flamme. Il ouvre son placard pour y prendre son paquet de Marlboro et disparaît dans le couloir.

Je ne le reverrai peut-être qu'au petit déjeuner, courbé sur son bol de café fumant et y trempant de grosses tartines couvertes d'une couche de beurre, elle-même glissée sous une couche de confiture, en faisant très attention de ne pas mettre de miettes sur la table.

Quand l'appétit va, tout va ! N'est-ce pas Phil ?

Comme tu me fais peur et me rassures à la fois !

Suis-je déjà comme toi sans le savoir ?

Ai-je par bonheur ce niveau de conscience qui assurera ma survie hors d'ici, comme il te permettait naguère d'être sur la première marche du podium, un bouquet de fleurs dans un bras et dans l'autre une belle jeune fille rose et émue d'être si proche d'un surhomme ?

Régulièrement ta mère ou ta sœur vient t'enlever d'ici.

Elles ont toutes deux, en arrivant, le sourire des visiteurs. C'est un modèle spécial : Amovible.

Elles l'enfilent comme un masque juste avant de passer la porte et ne le retireront qu'après t'avoir quitté. Par coquetterie, sans doute, elles portent aussi des yeux remplis de larmes qui ne débordent jamais.

C'est parce que ce sont des filles.

Les hommes, eux, savent garder la pupille sèche sous leur sourire d'emprunt. Il faut bien qu'il y ait une différence, tout de même.

Un jour, j'ai engagé la conversation avec ta mère.

Je suis un incorrigible bavard et l'ai aussitôt regretté car tu lui dois sans doute cette faculté particulière de ne parler que si l'on t'interroge, mais de le faire abondamment.

J'ai tout de même pu lui dire tout le bien que je pensais de son grand fiston qui se dandinait d'un pied sur l'autre à côté d'elle, les yeux baissés et suant sous le blouson de cuir qu'il avait passé croyant sortir.

Nous pérorons tous les deux comme deux veuves au portail d'un cimetière. Je parle pour te couvrir de louanges. Elle me répond longuement. ça lui fait du bien car elle a, me dit-elle, peu l'occasion d'échanger avec son mari qui pourtant n'est pas mort.

Qu'en sera-t-il alors ?

Je lui donnerais bien l'adresse de l'Ikéa le plus proche qui fait, paraît-il sur les tables tournantes des promotions permanentes.

Je m'abstiens.

Je lui raconte combien j'apprécie le café que tu m'offres chaque jour sans attendre de ma part le moindre retour. Tu dois être un type partageur. C'est en toi. C'est tellement dommage que le F.B.I. soit sur tes basques. Si ces tristes hommes en noir à chapeau mou voulaient bien te lâcher un peu, tu n'aurais pas à te cacher ici.

Mon père, qui ce jour-là est passé me faire une petite visite avec son œil sec, me fait discrètement signe en interrompant brutalement mon panégyrique : Philippe va finir par se lasser tout de même. Il faut les laisser sortir, lui et sa mère. Ne devons-nous pas, nous aussi aller faire un petit tour dans le parc ?

Salut Phil.

A tout à l'heure. Peut-être car, comme beaucoup ici, tu disparaîtras sans prévenir. Tu n'auras même pas eu à vider toi-même ton armoire, ce qui m'aurait signalé ton départ. Un aide-soignant porteur d'un grand sac poubelle noir viendra y vider son contenu pour le restituer à ta famille.

C'est l'usage ici.

Je l'ignorais et me le tiendrai pour dit lorsque je remballerai mes affaires une dernière fois après mon dernier tour de piste : Ce que je pourrais avoir l'intention de laisser derrière moi me sera restitué de gré ou de force. Les baladeurs du linoléum n'ont que le droit de passer ici sans laisser de trace.

C'est la vie.

En attendant, nous avons, toi et moi, échangé nos adresses respectives en les griffonnant sur une demi-page du bloc notes ou tu avais écrit ton poème. Je sais déjà que cela ne servira à rien car je n'ai nullement l'intention de t'écrire. J'ai menti parce que cela me faisait un plaisir que je pouvais partager avec toi en échange du verre de café tiède qui fumait sur l'angle de la table où nous étions installés.

Pourquoi les cafés sont-ils toujours sur les coins de table ?

Parce que même ici, les poser sous la table serait perçu comme une bizarrerie pouvant être le premier pas vers la chambre d'isolement.

A bien y songer, Philippe, tu n'en auras jamais besoin. Tes grands yeux vides et d'un très joli bleu maritime qui, autant que ta carrure et ton maillot de vainqueur devaient émouvoir la belle jeune fille rose qui t'attendait derrière les lignes d'arrivée, sont les deux hublots incassables derrière lesquels tu parais définitivement isolé. De nous tous ici, tu es probablement un des mieux emmurés et c'est pourquoi nulle porte ne t'empêche de sortir.

Moi, je veux sortir à toute force. J'ai même secrètement envisagé de te voler Santiags et blouson durant ton sommeil pour prendre la fuite, déguisé en toi, avant que tu n'allumes ton briquet. J'avais prévu de me sauver vers sept heures un quart pour me laisser une petite marge. Finalement je ne l'ai pas fait car j'ai réalisé qu'à cette heure-là toutes les portes étaient verrouillées et qu'il y avait assez d'infirmiers de service pour repérer bien vite un fuyard aussi minable que moi.

Je gardais aussi, au creux de mon souvenir, les images cotonneuses et peu encourageantes de mes précédentes tentatives avortées.

 

 

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Publié dans Litterature

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