A la soupe !

Publié le par bienvenuechezlesfous

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         La porte de la chambre d'isolement s'ouvre pour laisser passer deux infirmières dont l'une tient à la main un plateau qui supporte une assiette de potage, une barquette au contenu de couleur craie difficile à définir et un pot de compote de pommes. J'aperçois aussi un jeu de couverts en plastique. On n'est jamais trop prudent, semble-t-il.

L'infirmière qui a les mains libres maintient la porte grande ouverte et reste en appui, adossée contre le mur tandis que sa collègue s'approche de moi avec un sourire calme et plutôt bienveillant.

La  procédure est ainsi faite : Je ne suis jamais laissé seul avec un unique soignant. Il en faut toujours un en couverture pour parer tout accès de violence ou appeler du renfort si la chose s'avérait nécessaire. Compte tenu de mon degré de tonicité, cela ferait plutôt sourire mais à quoi serviraient les procédures si elles n'étaient pas respectées ?

- Vous allez pouvoir vous asseoir pour manger ?

- Oui, je crois.

Débute alors un long mouvement à l'issue duquel je parviens laborieusement à me stabiliser assis sur le bord de ma couche, mes pieds nus posés sur le lino froid. J'ai l'impression d'évoluer avec la même lenteur que les astronautes des missions Apollo dont je suivais les exploits  en noir et blanc lorsque j'avais six ans.

L'horizon est instable, la  verticalité, une notion très approximative, mes gestes sont d'une molle imprécision et les voix me parviennent sans qu'il me soit possible de définir leur origine, ni le temps ni la distance qu'elles ont franchie avant de prendre un sens dans mon cerveau cotonneux.

- Vous allez essayer de manger tout seul. Prenez votre cuiller. C'est du potage. ça va aller ? Il ne doit pas  être trop chaud mais faites tout de même attention.

Je ne dois pas réagir bien vite car la voix reprend :

- Regardez ici. C'est votre cuiller. Essayez de la prendre.

Je tends une main et mon geste reste en suspens.

- Vous êtes gaucher ?

- Non, je ne crois pas.

- Alors essayez plutôt avec votre main droite. Ce sera plus facile, vous verrez.

Deuxième essai. De l'autre main cette fois. C'est vrai que c'est plus facile, mais comme je me servais de la main droite pour me retenir au bord du lit, je commence à osciller doucement.

- Ne vous inquiétez pas, ça va aller.

C'est vrai. Le monde se stabilise autour de moi.

Je regarde alors d'un peu plus près ce qui s'annonce comme étant un repas.

Le potage est verdâtre. Assez peu attractif, il est vrai. Cela n'a pas d'importance car je ne sais pas vraiment si  j'ai faim. J'ai pris la cuiller avec la  bonne main et l'ai plongée en hésitant dans ma soupe avant de la ramener lentement vers ma  bouche.

Rien n'est simple.

Je tremble tant que l'instrument arrive quasiment vide à mes  lèvres. Je ne suis pas  au bout de mes problèmes.

- Ce n'est pas grave. Essayez encore.

Cool ! J'ai droit à une deuxième tentative.

J'essaie de m'appliquer. Je fixe la cuiller avec l'attention d'un artificier manipulant un obus de la Grande Guerre.

Rester calme. Pas d'à-coup. Respirer lentement.

Je tremble sans doute autant que tout à l'heure, mais l'effet de surprise ne jouant plus, mes résultats sont sensiblement meilleurs.

- C'est bien. Continuez.

Voilà qui n'est pas mal dans le domaine régressif. Je suis quadragénaire et j'apprends à manger proprement. J'avale ainsi, cahin-caha deux ou trois cuillerées de potage. Ne me demandez pas ce qui le compose, j'ai oublié.

Je me souviens en revanche avec netteté des paroles que j'ai prononcées sans seulement regarder le visage de celle à qui elles s'adressaient. Je n'ai prononcé que deux mots mais je les entends encore :

 -C'est bon.

Je ne sais pas si le repas méritait tant d'enthousiasme mais le seul fait qu'on cherchait à me faire manger me paraissait si inutile, si extraordinaire et si immérité que je mettais dans mes paroles toute la gratitude que je ressentais alors à l'adresse de ceux qui daignaient s'occuper alors de moi.

 

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Publié dans Litterature

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