Amnésie

Publié le par bienvenuechezlesfous

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         Je ne sais plus ton nom.

Je me souviens, avec une précision chirurgicale, d'un fatras de détails inutiles. Une phrase banale prononcée par un aide soignant au cours d'une de mes promenades sur la piste :

- Ma fille m'a fait mettre au judo.

- T'as pas vu Liliane ?

L'impression laissée sur mes doigts par la main courante de bois verni le long des murs, le fracas chaotique des tas d'assiettes sur un chariot qu'on pousse, le froid du lit sous le drap le matin, le goût sablé d'une tartelette aux poires un dimanche midi.

Mais je n'arrive plus à retrouver ton nom.

Le premier souvenir qui me revient de toi, c'est ta voix de cendrier. Tes paroles y prennent l'âpreté rude des gitanes maïs.

Je revois aussi avec force netteté les lettres découpées sur le haut de ton crâne rasé de part et d'autre d'une crête de cheveux bleus : tes fameux messages d'amour aux extraterrestres. Je revois aussi tes brodequins de cuir craquelés. Tu les as toi-même peint en jaune vif et je suis certain qu'avec un tout petit effort, je pourrais en compter chaque œillet. Mais je ne me rappelle pas de ton nom.

Je ne t'ai jamais vue autrement que bercée par la musique déchirée du walkman que tu ne quittes pas plus que tes chaussures de clown. Je sais que tu poses chaque soir sur le sol de ta chambre le matelas de ton lit avec l'espoir vain que s'arrêtent les cauchemars qui te font redouter le sommeil.

Je revois aussi ton visage dévasté d'une fatigue sans fond. Tes yeux clairs que la colère ou la tendresse traverse, poussée par une semblable violence.

Je ne me souviens pas de ton âge. Plus de vingt ans et moins de trente.

Tes grands " Bonjour Monsieur l'instituteur !"  lancés vers moi de l'autre bout du corridor et immédiatement suivis d'un "mais non, je plaisante ! Tu sais bien".

Je te revois, harcelant une infirmière épuisée pour obtenir une dose supplémentaire d'un hypnotique quelconque ou passant près de moi sans me voir ni m'entendre.

J'entends notre dialogue irréel et austère dans l'encadrement d'une porte :

- Je voudrais te demander quelque chose.

- Vas-y.

- Ici, c'est toi le plus intelligent…

- Si j'étais si intelligent que ça, je ne serais pas ici. Et puis, l'intelligence, on se bat pour savoir ce que c'est. Pose toujours ta question.

- Est-ce que tu crois qu'on va s'en sortir ?

Oui ! Bien sûr ! Je sais répondre à cette question-là comme le charbonnier sait que Dieu existe : On va s'en sortir et nul part ailleurs personne ne pourrait nous y aider mieux qu'ici.

- Il faut être patient, mais on va s'en sortir.

ça y est. Tu m'as rassuré par mon propre enthousiasme et nous repartons chacun pour un nouveau tour à la quête de nous-mêmes en posant un œil différent sur les blocs lumineux indiquant les sorties au-dessus des portes rebattues.

Je me souviens de tes déambulations entre les tables alors que tu proposais ta part de fromage à qui la voudrait.

Je me souviens de ton chaleureux salut alors que je passais la porte au retour d'une permission.

Je me souviens de tes pupilles à la pétillance de limonade fraîche un jour de canicule, quand tu appris que j'allais peut-être bientôt sortir, alors que tu ne savais plus toi-même depuis combien de temps tu étais enfermée.

Je me souviens avec une précision chirurgicale d'un fatras de détails inutiles, mais je ne me souviens pas de ton nom.

 

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Publié dans Litterature

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