"On s'habitue, c'est tout !" (J. Brel)

Publié le par bienvenuechezlesfous

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            - Pour demain : Pluie, froid, neige en altitude.

C'est l'hiver, tout bêtement. Monsieur météo s'agite derrière son sourire de représentant de commerce à temps partiel :

- Et ils sont beaux mes cumulus, ils sont beaux ! Prix plancher sur les brouillards matinaux et déstockages massifs de fronts froids démarqués. A profiter dès tout de suite !

Le dicton du jour : A la Sainte Véronique, tout le monde fornique ; à moins qu'à la Saint Roméo, Juliette ne se paie un gigolo.

C'est toujours légèrement sibyllin ces trucs-là.

Il porte une veste à larges carreaux qu'on dirait découpée dans une de nos robes de chambre, assortie à sa belle cravate orange à rayures verticales vert pomme. Un véritable miel pour les yeux sensibles.

Les cris se poursuivent sforzando : Enculés, procès, pédés, connards, pédés d'Arabes, pas le droit, salauds, arabes, pédés, citoyenne, République, tuerai, foutre…

Les épithètes reviennent avec une régularité rotative.

Peut-être est-ce une pratique hypnotique rappelant celle des derviches hurleurs ?

Peut-être s'agit-il d'atteindre un état de transe ouvrant sur une dimension inaccessible aux non-initiés ?

Tunnel publicitaire : Des couches intelligentes, des pommades dynamisantes, des assurances rassurantes, des poitrines pigeonnantes, des choses utiles en tout point.

Le derviche hurle toujours en son antre.

La porte de la chambre tremble sous les coups de poing rageurs, de pieds méprisants et de tête désespérés.

Nous sommes deux ou trois dans la salle à manger qui échangeons de temps en temps le coup d'œil entendu de ceux que si peu de chose n'atteint plus. Le spectacle est assez réchauffé pour ne plus émouvoir nos sensibilités tannées sous nos carapaces d'indifférence.

Voire.

J'inclinerais plutôt à croire que nous sommes encore beaucoup trop proches de cette créature déchaînée qui s'époumone depuis une bonne heure, pour lui manifester sans souffrance, ne serait-ce qu'un peu de compassion. Sans parler de pitié, bien sûr, ni de simple solidarité. Nous étions à sa place il y a trop peu de temps. Nous ne pouvons que lui souhaiter assez de patience, en sachant bien que sa douleur finira par s'atténuer ou qu'elle s'y habituera au point de n'y plus faire vraiment attention. Peut-être d'ailleurs est-ce ce qu'il y a de pire ?

On finit coûte que coûte par s'habituer à tout précisément parce que l'on n'oublie rien.

- Salauds ! Pédés ! Enculés ! Sacs à merde ! Vous avez pas le droit ! Je vous ferai un procès ! Vous irez tous crever en taule !

Les paroles ont à peine varié mais on observe un léger crescendo dans la mélodie. Les percutions accélèrent la cadence et leur nombre augmentent sensiblement. Aux coups de poings dans la porte, s'ajoutent à présent des coups de pieds aux murs et dans la tuyauterie qui sonne dans tout le bâtiment à la manière d'un de ces gigantesques gongs nippons.

D'autres voix aussi, viennent soutenir la  soliste. Pas de paroles, des "han !" gutturaux, des halètements saccadés, de vastes soupirs syncopés.

- Salauds ! Enculés ! Vieilles putes ! Connards ! Nazis !

Quelques sonnailles métalliques viennent ajouter un soupçon de gaieté à l'ensemble pour le rendre encore plus lugubre par contraste.

- Lâchez-moi ! Pas le droit ! Détachez-moi !

Bruit de porte qu'on claque comme une sourdine qu'on pose.

- Pédés ! Détachez-moi ! Salauds ! Enculés ! Pas le droit ! Détachez-moi !

Tous les instruments se sont tus. Ne demeure qu'une voix qui faiblit lentement.

- Pédés ! Vieilles putes ! Détachez-moi ! Salauds ! S'il vous plait ! J'arrête ! Salauds ! Enculés ! S'il vous plait, détachez-moi ! C'est trop serré ! ça fait mal ! Salauds ! Je peux plus respirer ! Allez tous vous faire enculer ! Sales vielles putes ! Je vais arrêter, c'est promis ! Salauds ! Pédés ! Salauds ! Pédés !

Toujours, les incantations qui visent à l'extase, nécessitent une dose de répétitivité. Toutes les psalmodies, litanies et lamentations tournent sur elles-mêmes. Véritables gyroscopes mentaux tenant le cap de dimensions meilleures.

- Salauds ! S'il vous plait, détachez-moi ! Pédés…

Essayez, vous aussi,  et vous serez surpris du résultat. ça marche, ça fonctionne, ça berce tout autant qu'Ah, vous dirais-je maman.

- Salauds ! S'il vous plait, détachez-moi ! Pédés ! Salo sil vouplè détachémoi pédé ! Salosil voupledétachémoipédé…

En boucle ad libitum mater dolorosa…

- Messieurs dames, bonsoir. C'est l'heure de la tisane.

Les veilleurs et veilleuses nous annoncent ainsi précautionneusement que la soirée télé va bientôt prendre fin. Je ne me souviens plus du tout du programme. Peut-être "Cris et chuchotements", qui sait ?

Je prends un tilleul-menthe où je laisse fondre lentement une pierre de sucre.

Je remue mon breuvage d'une cuiller distraite aux mouvements circulaires.

- Salosil vouplèd étachémoip édé… Salosil…

 

 

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Publié dans Litterature

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