Zoologie

Publié le par bienvenuechezlesfous

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         Quel est cet étrange individu drapé dans une robe de chambre écossaise qui navigue d'un pas titubant d'un mur à l'autre sur la piste ?

Vitesse irrégulière, direction approximative et mal déterminée.

Quelle est déjà la couleur du pavillon hissé par un chalutier suivant un abyssal banc de poissons et qui n'est plus maître de sa manœuvre ? Il faudra que je regarde dans un album de Tintin ou dans l'annuaire du marin breton, car c'est exactement celui qui conviendrait de planter dans l'entonnoir qu'il faudrait d'urgence déposer sur le crâne de ce promeneur rêveur et solitaire.

Il avance. Barre à bâbord toute !

C'est la main courante de bois qui l'arrête et l'oblige un moment à longer le mur comme le ferait un aveugle.

Barre à tribord !

Encore trois ou quatre pas plus chaloupés que ceux d'un danseur de mambo cubain. Quel talent ! Heureusement, le second mur lui évite la chute, car, la nature est bien faite : il faut deux murs pour délimiter un couloir.

Le marcheur agite devant lui les mains en une mystérieuse et ésotérique pantomime

Nouveau coup de barre.

Si l'on prête l'oreille, on peut entendre par instant de vagues grognements s'échapper des lèvres de ce pèlerin louvoyant. Incompréhensibles, peut-être, mais tout à fait audibles.

Le bonhomme évite au tout dernier moment un autre individu tout aussi désorienté qui arrive face à lui. Un congénère probablement. Il porte la robe de chambre du club dans une nuance juste un peu différente.

Ils s'esquivent, se frôlent, se frottent …

Serions-nous en train d'assister à la parade nuptiale d'une espèce méconnue de primates ? Aurons-nous la chance d'observer un accouplement ? Monsieur Frédéric Rossif est-il embusqué avec sa caméra ronronnant faiblement près de son oreille ? Malheureusement non. Aucune image ne restera de cet étonnant balai. Il faudra se contenter de ce récit.

Après ce gracieux pas de deux, les valseurs s'éloignent l'un de l'autre sans que rien ne puisse laisser supposer qu'ils se soient seulement vus.

Laquelle suivre à présent de ces deux créatures indifférenciées et indifférentes ? Aucune importance après tout, cela n'affectera pas l'observation.

Il poursuit son chemin, de guingois avec une gîte sur bâbord  qui s'accentue, avant de retrouver le bastingage qui le renvoie de l'autre côté en lui évitant la chute.

Comme tous ceux de son espèce, ses yeux vides de lotte oubliée sur l'étal d'un poissonnier ne trahissent aucune des émotions qui l'agitent. S'il y a bien tempête sous un crâne, n'en cherchez aucune trace dans son regard. C'est une sourde tempête, aveugle et muette qui dévaste un esprit paralysé.

Alors, qui est cet être humain aux allures de chimère mythologique ?

C'est moi.

Ou son pareil, car pour le moment, il est inaccessible aux autres comme à lui-même. Fermé comme un caillou que rien ne distingue d'un autre. Je ne sais nullement depuis combien de temps dure son errance. Quelques jours sans doute, à peine interrompue ici ou là par les nécessités d'un corps qui, par bonheur, ne laisse pas encore sa pensée vagabonder sans la rappeler parfois.

Sur la piste, aucun d'entre nous ne se fait dessus.

Ceux dont la conscience est à ce point éteinte ne sont pas à notre étage du navire et peut-être ne sont-ils pas sur le même de ces navires qui forment une armada baroque dont les membres d'équipage ne communiquent pas entre eux, ni même ne se connaissent. Sur notre pont, nous avons tous subi une certaine perte d'autonomie, mais aucun n'est totalement incontinent.

Notre ronde se brise donc d'elle-même dans le cyclone tonitruant d'une chasse d'eau exubérante. Ce doit être un modèle unique et spécialement pensé pour être aussi bruyant. Si, d'ordinaire l'usage veut que les lieux soient aussi discrets que possible, nos réduits sont équipés d'une trombe toute particulière qui signale inévitablement le moindre de ses usagers.

Une déchirante cataracte suivie d'une série de coups de bélier font trembler les murs et informent tous ceux qui désireraient l'être et les autres, que l'un des participants de la grande course circulaire comme la scie du même nom, vient d'opérer la vidange de son appareil intestinal, et probablement aussi, urinaire.

L'un peut-il aller sans l'autre ? Il faudra que je vérifie.

La nouvelle se répercute au long des coursives : Un homme a chié ! Exactement comme on dirait un homme à la mer, sans se préoccuper outre mesure du sexe de l'homme concerné. Après tout, il n'y a pas que le sexe dans la vie, comme disent si bien les menteurs.

Parfois, le claquement sec d'une porte rabattue avec colère suit l'ultime coup de bélier. C'est un individu furibard en pyjama bleu qui aimerait bien pouvoir se soulager sans forcément que cela soit diffusé sur tous les toits.

Mais en règle générale, il n'y a pas de claquement. On peut en déduire que l'individu déféquant s'en fiche comme de sa première Pampers. Il réintègre la piste sans aucun égard pour sa direction première.

Ici, il y a bien un sens giratoire, mais il est propre à chacun de nous.

Voilà la véritable liberté : Que tous les démocrates le clament bien haut ! Tournons en rond, soit, mais chacun à son rythme et dans le sens qui lui convient.

Quoi qu'il en soit, l'observateur attentif et chanceux peut alors apercevoir fugacement la petite lueur de satisfaction intime qui éclaire le temps d'un pet le regard du bonhomme. Il faut cependant avoir l'œil exercé du vieux chasseur d'images, car elle s'éteint vite et ne brille que fort peu.

A peine reprise son inexorable promenade, la pupille du marcheur aux pieds nus dans ses chaussons de feutre retrouve son habituelle vacuité.

Portons-nous tous des chaussons de feutre ? La plupart en tous cas, mais pas la totalité, car l'accessoire n'est pas fourni par l'administration.

Ceux qui, par mégarde, arrivent ici pieds nus, ne se voient offrir qu'une paire de petits sacs verts, serrés à l'ouverture par un élastique et dont se servent communément les chirurgiens pour éviter le transport de germes clandestins. Et ils sont plus résistants que Jean Moulin soi-même, ces petits sacs en papier stériles ! J'ai vu un quidam déambuler avec durant une bonne quinzaine, et ne les abandonner pour une paire de gros brodequins (Des Caterpillar jaunes, pour ceux qui aiment les précisions.) que parce qu'il avait réussi à convaincre un de nos braves infirmiers que le froid ambiant lui mordait un peu trop les orteils.

Les chaussons de feutre, quant à eux, sont, de manière fort classique, ce qui se porte le mieux ici.

Avec l'entonnoir, naturellement.

Personnellement, je chausse une paire de sandalettes à picots massants, sensés stimuler pour mon plus grand bien-être les multiples méridiens d'acupuncture qui sillonnent mes voûtes plantaires délicates. C'est exactement le modèle propre à générer un équilibre parfait entre mon Yin et mon Yang tout en me dégageant les chakras.

Vous ne le croyez sans doute pas mais ça marche ! C'est bien pour cela que je suis ici : Pour marcher en me massant la plante des pieds.

Ces sandalettes élégantes sont aussi pour moi une manière de signe distinctif.

Il faut savoir qu'ici, le moindre signe vous distinguant au sein du banc peut être interprété comme l'annonce joyeuse d'une possible et prochaine sortie de piste. Il y a quelques chances pour que celui qui l'arbore ne soit pas encore totalement perdu pour l'humanité et qu'il redescende un jour parmi les terriens de l'extérieur.

Assez détaillés les derviches tourneurs nouveau style, même s'ils ont le mérite de se prêter facilement à la description, avec leurs lents mouvements dans un espace clos.

 

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Publié dans Litterature

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