Alcool

Publié le par bienvenuechezlesfous

73

 

 

 

 

 

         Après midi frisquet.

Du givre sur les branches nues des squelettes d'arbres que l'on peut voir au loin, du côté extérieur de la fenêtre coulissante à la course entravée.

Dedans, l'habituelle chaleur sèche et l'habituelle puanteur que nos narines oublieuses ignorent superbement pour notre plus grand confort. Des traînées tièdes de vapeur s'échappent encore par la porte de l'office. C'est drôle. A  croire que dans notre vaisseau fantôme, tout le monde cherche à fuir, y compris la vapeur qui pourtant peine à y parvenir. La hotte aspirante est saturée et poussive, les entrebaillementsréduits des baies vitrées ne laissent que d'insuffisantes fentes verticales pour prendre l'air.

C'est l'obsession permanente et latente du lieu : Fuir, sortir, partir, foutre le camp, s'en aller, même en fumée en s'enfermant à quinze dans un réduit sordide portant sur sa porte l'ironique petit panneau de plastique noir indiquant qu'on trouve derrière un fumoir qui ne ressemble que d'assez loin à celui d'un club pour gentlemen londoniens à bedaine, montre en or à chaînette et costume trois pièces en tweed. My tailor is rich.

Pourquoi une telle persévérance dans la quête de l'ailleurs ? Que fuyons-nous ? Qui fuyons-nous ? Qui cherchons-nous, tous autant que nous sommes ? Arpenteurs infatigables de la piste verte.

Sans doute nous fuyons-nous nous-mêmes. Nous avons tous en commun d'être des fuyards apeurés. Tous, nous avons voulu, et nous voulons encore quelques fois, partir de nous-mêmes. Nous n'avons pas obligatoirement emprunté le même chemin, mais nous allons au même endroit. Nous tendons tous vers le même but.

Immanquablement.

Nous fuyons tous une insupportable réalité intérieure ou l'insoutenable ignorance de notre identité détruite ou niée ou jamais reconnue.

Et nous voilà en marche.

Et toi, par où es-tu passé ? Je bois. Je navigue sur les eaux rougies d'un Styx aux relents de vinasse…

Je louvoie. Je dérive. Il y a bien longtemps que j'ai abandonné la barre.

- Je bois. Depuis que je suis au chômage. Je suis cuisinier. J'ai perdu mon boulot. C'est dur. Avec ma femme et mes filles. Heureusement que je les ai. C'est moi qui ai voulu venir. J'ai déjà essayé d'arrêter, mais tout seul, on n'y arrive pas.

C'est difficile.

Alors j'ai demandé s'il y avait une place aux Iris.  On m'a dit qu'il n'y avait que deux semaines d'attente. Alors j'ai décidé de venir ici. C'est dur, mais on est moins tenté de recommencer. Heureusement qu'il n'y a que quinze jours, parce que sinon, j'aurais demandé à revenir à la maison. C'est trop difficile ici. Y a tout le monde. C'est n'importe quoi. Avec toi, au moins, on peut parler, mais y en a d'autres…

L'homme qui me parle trempe en tremblotant une trop épaisse tranche de pain rassis d'hier et couverte de petites plaques de beurre presque gelé dans un grand bol de café noir. Il ne prend jamais autre chose le matin : Café noir, deux pierres de sucre, deux tartines beurrées. Il occupe la place en face de la mienne. Je déjeune également, mais, si je tremble aussi fort que lui, je ne mets jamais de  sucre dans mon café au lait.

C'est un petit bonhomme tout sec, aux antipodes de l'idée que l'on doit se faire d'un cuisinier, de surcroît alcoolique. Noueux autant qu'un cep de vigne mort quelque part sur un coteau de la pointe Sud de la Corse.

Un mètre soixante-cinq tout au plus et un demi-quintal les jours de pluie. Les joues creuses et impeccablement glabres contrastant avec une épaisse moustache noire à la coupe stalinienne et à la densité calabraise. Les poils sont assez longs et serrés pour masquer entièrement son sourire.

Ce n'est pas trop grave ces derniers temps car même avant de venir courir sa malchance sur la piste verte, sa vie ne lui donnait plus de raison de sourire qu'avec une parcimonie qu'on eût pu prendre pour de l'avarice.

Il porte aussi, assortis à son physique athlétique de gardien de chèvre des Pouilles, deux petits yeux anthracite vifs autant que ceux d'une jeune musaraigne. On suppose qu'il n'a toujours dû sa survie qu'à son extrême capacité à toujours repérer avant qu'il ne soit trop tard, l'attaque d'un ennemi forcément plus fort et contre lequel tout affrontement aurait pris la tournure d'une lutte perdue d'avance. L'alcool est, semble-t-il trop sournois et assez implacable pour avoir pris en défaut sa vigilance.

Il n'est pas en pyjama. Il a néanmoins droit au port de la robe de chambre écossaise, privilège dont il sait ne pas abuser. Il cache ses pieds dans une paire de charentaises très en vogue par ici, mais c'est bien la seule concession qu'il accorde à la mode de chez nous.

Je ne suis plus assez sûr de son prénom pour le citer. Peut-être André, Michel ou Jean-Pierre. Ici non plus, pas d'excessive fantaisie. Un de ces prénoms dont l'usage défit les usages, le temps et les lugubres listes des monuments aux morts. Sa voix est toute douce. Si feutrée qu'on hésite à croire qu'elle émane d'un être qui l'est si peu. Il est naturellement gentil, prévenant, attentionné.

"Très vigilant aux autres", doivent dire entre eux nos amis psychiatres.

Il s'enferme quatre ou cinq fois par jour dans le fumoir dont il ressort, une moue de dégoût sous les bacantes et jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. Comme d'autres, il parle de ce jour où il écrasera sa dernière cigarette, mais n'est pas assez prétentieux pour affirmer qu'il sera prochain.

-Je me demande bien comment certains font pour rester aussi longtemps ici sans péter complètement les plombs.

- Moi aussi.

 

 

Vous avez aimé ?

Vous avez détesté ?

Merci de me faire part de vos réactions.

Merci de faire circuler l’adresse de ce blog.

 

Publié dans Litterature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article