Encore un coup pour rien

Publié le par bienvenuechezlesfous

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           La piste est stable à présent.

Plus de roulis ni de tangage, mais le plafond est encore un peu trop bas.

Je marche.

Où se croit-il celui-là, avec sa doudoune et son bonnet jusqu'aux oreilles ? Sur les pistes du côté de Chamonix ?

 Il faut que je sorte d'ici au plus vite.

Je marche.

Une blouse blanche à gothique et lunettes. Il faut que je sorte d'ici et que je le lui dise. Il rentre encore dans ce foutu bureau. Il cherche à se cacher ? Je n'ai rien à perdre, je le suis.

J'entre derrière lui dans le bureau ou se trouve déjà un autre infirmier. J'ai droit à un regard las derrière les verres épais. Va-t-il me demander de sortir étant donné que je suis entré sans son autorisation préalable ? Possible. ça se passe comme ça chez les dingues !

- Oui, c'est pour quoi ?

La question m'est posée d'un ton presque essoufflé.

En temps normal je répondrais sûrement un double chees et une grande frite ou bien le plein de sans plomb, l'huile et les pneus, mais je ne suis ni d'humeur caustique, ni capable de ce genre de saillies qui ne seraient que modérément goûtées, j'imagine.

- Je veux rentrer chez moi pour retrouver ma famille.

Quelque chose me dit que j'ai adopté un ton larmoyant qui me dégoûte encore plus de moi-même. Jusqu'où vais-je descendre comme ça ? Si l'on me propose de cirer les pompes de tout le service, de nettoyer la piste avec la langue et de tailler deux ou trois turlutes en série pour les quelques agités de la branche que cela pourrait aider à s'endormir, je suis presque certain que je finirais par accepter. Pas à dire, je suis vraiment au meilleur de ma forme.

Il me fait asseoir sur une chaise libre mais reste lui-même debout face à moi.

- On en a déjà parlé tout à l'heure. Vous ne pensez tout de même pas que l'on va changer d'avis comme ça pour un oui ou pour un non ?

Je ne sais pas. Je ne pense pas. Je tente des coups, c'est tout.

- Je veux rentrer chez moi. Ils s'inquièteront moins si je suis là-bas.

Je suis de plus en plus risible.

- Vous pensez que dans l'état ou vous êtes, votre femme serait plus rassurée si vous étiez chez vous ?

J'ai encore assez de ressource pour mentir, à moins que je ne croie vraiment à ce que je dis.

- Oui, je crois.

Silence.

La paire de lunettes rectangulaire est toujours braquée sur moi. Je ne l'ai vue qu'en passant car il m'est impossible de soutenir un regard plus d'une brève fraction de seconde.

Il y a un sacré désordre sur le bureau : Des piles de formulaires médicaux en tout genre, des stylos, des crayons une ou deux agrafeuses, du papier vierge de différentes couleurs, une clef à section carrée qui doit permettre d'ouvrir les toilettes en urgence, un jeu de sangle en cuir épais dont je devine assez précisément l'usage même si je ne les ai pas encore personnellement essayées.

Il se trouve ici un joli petit lot de pélerins que l'on ne peut approcher qu'après les avoir assommés de loin avec un fusil à seringues hypodermiques et qu'il convient de contenir fermement au moment du réveil…

Il y a aussi l'incontournable trousseau de clefs abandonné dans un coin et comme jeté au rebu par son propriétaire fatigué de le traîner partout, ainsi qu'un téléphone portable peut-être confisqué à un entêté refusant de se soumettre à l'interdiction dont est frappé ce petit gadget intra muros.

- Vous croyez ou vous êtes sûr ?

Mon pauvre vieux, si tu savais ! ça fait déjà un bail que je ne suis plus sûr de rien et en particulier de ce que je crois.

- Oui, je suis sûr.

Je dis n'importe quoi avec assez d'aplomb pour tromper le plus pointu des détecteurs de mensonge. Si je me lance dans la carrière d'espion, de pirate ou d'épandeur de toxine botulique dans le métro, le F.B.I. aura bien du mal à m'extirper des aveux.

- Vraiment, vous êtes sûr d'aller mieux ?

Je pourrais peut-être entuber le polygraphe, mais j'aurais visiblement un poil de fil à retordre avec ma blouse blanche à lunettes. Il semble légèrement dubitatif. Je confirme donc avec le maximum de mâle fermeté dans le ton :

- Vraiment, oui. Je suis sûr.

Nouveau silence.

Deux yeux bleu délavé m'observent à présent par-dessus leurs vitres.

- Ce n'est pas vrai et vous le savez bien. Vous savez aussi qu'on ne peut pas vous laisser partir comme ça.

Le connard ! Mais je veux partir ! Je veux absolument partir et je le répète encore :

Il faut que je parte. Il faut que ma femme vienne me chercher.

- Ce n'est pas possible. Ce ne serait pas sérieux.

- Mais je me suis rasé !

Pas de réponse, puis :

- Oui, c'est bien, mais vous vous êtes rasé parce que je vous en avais parlé tout à l'heure.

- Non ! Ce n'est pas vrai.

- Mais si, c'est vrai. Vous le savez bien.

Je suis véhément et risible. Je suis pitoyablement ridicule, mais je me doute qu'il a dû en voir d'autres et de bien pire encore.

La messe est dite, certes, mais je ne veux plus sortir du bureau.

- Allez, calmez-vous et retournez dans votre chambre.

Je n'ai plus assez d'énergie pour résister encore. Je me lève avec la vivacité d'un vieillard cardiaque et arthritique.

Retour sur la piste.

 

 

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Publié dans Litterature

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