Isabelle

Publié le par bienvenuechezlesfous

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         - Isabelle ?

- Oui.

- Tu sais si madame Filorget est par-là ? Elle n'a pas pris ses pilules.

- Je vais voir dans le fumoir.

- Elle les a cachées sous le pain. Je n'ai rien vu.

Isabelle a les yeux bleus… Isabelle a les yeux bleus… Isabelle a les yeux bleus… Bleus les yeux Isabelle a…

Merci d'ajouter vous même la musique à la ritournelle.

En fait, non.

Elle porte de fines chaussures rouge Ferrari visiblement inspirés des modèles ultra légers et directement moulés sur le pied que chaussent les as du volant pour essayer d'approcher le mur du son. Comme cela fait un moment que je suis intra muros, je suis surpris de la hardiesse d'un modèle que je ne savais pas encore échappé des circuits.

Je repense aux paroles de Jean Paul Kaufman expliquant, devant une émeute de micros la difficulté qu'il éprouve à ouvrir les bouteilles d'eau en PVC depuis qu'elles ont eu l'idée saugrenue de se doter d'un bouchon à vis.

- Avant, disait-il, il suffisait de pousser par en dessous avec le doigt. Maintenant, il faut tourner. Je finirai par m'y habituer, mais pour l'instant, ça me trouble.

De combien d'inventions pleines de traîtrise devrai-je déjouer les pièges en sortant si je m'éternise ici plus de quelques semaines ? Si je dois resté enfermé plusieurs années ? Quels seront mes bouchons à vis ? Je me demande bien.

En attendant, les petites chaussures profilées fermées par un Velcro zigzagant me surprennent autant qu'elles me séduisent.

J'imagine qu'elles se prêtent autant à la course qu'à la poursuite, deux pratiques courantes par ici…

Non, pas par-là. Par ici. Faites donc un peu attention, s'il vous plaît ou nous n'en sortirons jamais. Cette histoire de piste verte tourne bien assez en rond toute seule sans qu'il soit indispensable de ne pas suivre ce que je raconte.

Isabelle porte aussi une paire de Jean Lycra cigarette dont on ne voit que la petite trentaine de centimètres qu'autorise une blouse blanche impeccablement pressionnée de bas en haut.

Il y a les quatre stylos réglementaires qui pointent leurs petites têtes dolichocéphales hors de la pochette qui se trouve à hauteur de son sein gauche : Le rouge et le noir. Le vert et le bleu.

A la pochette, s'accroche aussi comme un bijou, la montre spéciale infirmières soucieuses de respecter les draconiennes consignes d'asepsie : Un petit cadran rond avec le douze en bas qu'un maillage métallique  relie à une épingle de nourrice. L'objet tient tout à la fois de la décoration militaire, de l'horlogerie et de Lewis Carol.

Il se trouve toujours de ces confluences incongrues pour donner naissance à des êtres ou à des objets qui surprennent moins par leur utilité que par leur bizarrerie.

La petite toquante coquine se balance donc mutinement de l'avant vers l'arrière à chaque fois qu'Isabelle veut bien pencher son buste menu. Elle s'écarte de sa poitrine pour venir s'y reposer comme par jeu après une brève séparation. Je m'écarte. Je reviens. Je me sauve. Je suis là. Quelle adorable breloque brinquebalante !

Sous la blouse, un presque trop sage chemisier blanc.

Comme tous les hommes d'ici, que les neuroleptiques n'ont pas privé entièrement de leur libre pensée, j'ai déjà mentalement écarté les pans de la blouse après en avoir fait sauter les boutons un à un avant d'ouvrir le col du chemisier sur un cou que j'imagine d'une grande douceur. J'y trouve une lingerie aux fioritures dentellières compliquées que mon imagination s'est toujours refusée à faire disparaître.

D'autres n'ont pas mes pruderies romantiques.

Les regards s'alourdissent et s'éclairent au passage d'Isabelle. Les prunelles mâles se dilatent. Les voix baissent d'une octave tandis que grimpent les taux de testostérone. Peu d'émoi, cependant, sous les toiles bleues.

Le Tercian veille à ce que tout soit calme.

Obéissant à ce qui doit être une loi quasi-mécanique, le désir, dont on musèle l'expression d'une part, tend à pousser d'une autre avec une force redoublée. C'est la  physique des fluides appliquée à la psychologie. Freud devait être un plombier refoulé.

Les commentaires sont donc d'autant plus explicites qu'ils sont le seul exutoire de pulsions sévèrement contrôlées. De l'élogieux : Pas mal !  presque esthétisant, au lapidaire : Elle doit valoir le coup de bitte ! en passant par le lubrique : Je lui demanderais bien de me faire ma douche...

Je ne la crois pas sourde, mais elle s'applique à conserver un visage d'une glaciale indifférence qui aguiche peut-être les plus pervers d'entre nous.

Souffre-t-elle de ces faims qu'elle attise ?

En jouit-elle secrètement ?

N'est-elle qu'indifférente et professionnelle ?

Applique-t-elle toujours à la lettre la bienveillante neutralité supposée de sa corporation ?

Mon romantisme ne m'interdit pas de penser que toutes les remarques qu'elle ignore avec grâce flattent son narcissisme comme autant de caresses.

La fugitive esquisse de sourire qui glisse sur ses lèvres fines lorsqu'elle esquive avec un entrechat de danseuse la grosse brute à boucle d'oreille qui se place négligemment sur son passage, le torchon à vaisselle dans une main et le commentaire égrillard  à la bouche tend à confirmer mon intuition, à moins qu'il n'en soit la source.

Son visage est aussi étroit que ses hanches. Un menton acéré, des pommettes marquées, des cheveux aussi noirs qu'ils sont courts et deux prunelles aussi sombres que ses lèvres sont fines. Elle n'est pas de type scandinave. Une pilosité discrètement méditerranéenne accentue le hâle naturel de sa peau. Le nom qui se lit sur sa blouse vient confirmer ses origines.

Isabelle n'a pas les yeux bleus.

 

 

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Publié dans Litterature

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