Les pieds devant

Publié le par bienvenuechezlesfous

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         Ai-je à ce point l'air ahuri ?

C'est elle qui pose la main sur moi pour m'aider à effectuer correctement la manœuvre de demi-tour à gauche, gauche qui m'orientera dans l'adéquate direction. Sa main reste sur mon épaule. (Oh là là ! Comme c'est romantique…) Tant qu'elle ne descend pas sur ma hanche ou plus bas encore, nous demeurons dans le strict domaine de l'ordinaire des relations soignants-soignés.

Il n'empêche : cette main m'indispose. Je ne souffre ni d'ivresse ni de trouble de l'orientation et n'ai nullement besoin d'une tutelle rapprochée.

Je m'avance néanmoins vers la porte restée ouverte jusqu'alors.

J'avance, et avec moi, ma sphère de perception dans laquelle m'accompagne ma compagne aux montures New Age. Nous voici arrivés sur le bord vert de la piste.

 - Allez. Retournez dans votre chambre.

Ma promenade recommence. Je suis seul maintenant dans ma bulle mobile. Elle n'est pas si mal, après tout. L'isolement qu'elle m'apporte crée un cocon ouateux dont j'apprécie le calme. Plus de bruits, plus de froid, plus de puanteurs, ni de ces insoutenables visions de hures simiesques ravagées de tics.

Mon esprit dolent a recréé à son seul usage un virtuel utérus qui me suit pas à pas.

Je marche.

Il roule en faisant se déplacer un espace tridimensionnel où règne une bienfaisante cénesthésie. Le temps, on s'en sera douté, n'existe pas au sein de ma boule, et, au-delà de l'ineffable membrane qui délimite sa surface, ne règne plus qu'un monde gélatineux à peine translucide et que baigne une clarté laiteuse dont l'intensité semble se moduler à la fantaisie d'un rythme qui lui est propre. La lumière où se balade ma bulle est, tour à tour, intense et froide comme une scialytique ou tiède et feutrée comme la bougie d'un tableau de Georges La Tour.

Je souhaiterais n'en jamais sortir. Je n'accepte pas que quiconque en transgresse la frontière. Hors d'ici, vieux débris bavant ! Je viens de repousser des deux mains l'importun grabataire chauve qui contestait ma totale souveraineté dans les limites de mon espace vital. Il en est presque tombé à la renverse. Je vois qu'il proteste aux mouvements muets de sa mâchoire.

Mais dans quelle sorte de zoo m'a-t-on enfermé ? Et que voici un spécimen part trop laid : Il traîne à l'extrémité de ses membres inférieurs deux grotesques sachets  de papier vert d'eau. Il est vêtu d'un pyjama marron d'une nuance précisément excrémentielle. Sa main droite, continuellement plaquée sur l'entre jambes, cherche sans doute à masquer une béance sordide. Il est affligé d'une trogne enluminée de soûlard sous des touffes maigrelettes de pilosité grisâtre, crevée d'une bouche à l'indescriptible denture anthracite que viennent souligner des babines rubicondes et turgescentes qu'il agite sans cesse d'un mouvement de succion poupin.

Continuellement il tête le vide.

Sa bouche se ferme, ses lèvres s'arrondissent et s'avancent par secousses en un simulacre de bisou humide pour s'étirer ensuite aux commissures en une mascarade primatoïde de sourire archaïque.

Bouge-toi de mon chemin, sous-produit d'humanité !

Je poursuis mon voyage extatique : Ma route croise encore celle d'autres monstruosités sur pattes que je repousse violemment. Ils n'ont rien à faire dans mon monde. Voilà encore une ombre blanche qui cherche à m'approcher avec un tintement de chaînes qu'on secoue. Je la repousse, elle m'apostrophe.

- Allons, calmez-vous maintenant ! Il faut que vous retourniez dans votre chambre.

L'exhortation est hors de propos. Qui est-il pour me parler de la sorte ? Je voulais dormir ou mourir mais je voulais la paix, alors qu'on me laisse.

- Allons, calmez-vous ! ça va aller.

Il se saisit de mes deux avant-bras avec l'ambition manifeste et naïve de me contenir comme il le ferait d'un enfant capricieux qui trépigne. Pauvre idiot ! C'est vrai que ces derniers temps je n'ai plus la vigueur énergique d'un Bruce Lee au mieux de sa forme, mais je peux encore me défaire d'une prise d'amateur. Je connais les points de fuite par où mes mains peuvent se dégager et je repousse rapidement ce fâcheux qui m'insupporte.

- Allons, restez calme ! S'il vous plaît. S'il vous plaît, retournez dans votre chambre.

Voici bien des marques de politesse un peu tardives. Non, il ne me plaît pas de regagner ma chambre, justement. Puisque je n'y dors pas, pourquoi m'y allongerais-je ? Le choix que je propose est pourtant simple : Je ne veux que partir, dormir ou bien mourir.

A nouveau il s'essaie à se saisir de moi, et bien sûr à nouveau je glisse entre ses doigts.

- S'il vous plaît ! S'il vous plaît !

Sans autres précisions. Le ton est véhément, mon agacement le gagne. S'il me plaît quoi, enfin ? Soyez donc plus précis !

- Retournez dans votre chambre !

Et de plus belle il me cramponne, avant que je ne lui réchappe.

- Il y a un problème ?

Dans mon dos, sur ma gauche, une porte vient de s'ouvrir. Voilà le cadre infirmier qui semble descendre de son Olympe.

- Allons, calmez-vous.

Il a visiblement des arguments dont la nouveauté devrait m'impressionner fortement. Pourtant non, je ne souhaite décidément pas me calmer.

Les voilà donc à deux, bien décidés à me ramener sur mon lit. Je me dégage. Je les repousse.

S'ils poursuivent ainsi, ils vont bien finir, c'est selon, par  m'amuser ou m'énerver davantage.

- S'il vous plaît ! Monsieur !

Les voilà qui recommencent. Et j'ai même droit à du "Monsieur", cette fois.

Une infirmière nous rejoint. Ils sont maintenant trois à vouloir me convaincre, manu militari, du bien fondé de leur opinion. Que de sollicitude ! Mais je me contorsionne, je m'articule, je me secoue si bien qu'ils n'arrivent pas à me faire rendre raison.

Encore une blouse blanche qui vient prêter main-forte, sans beaucoup plus de résultats.

- S'il vous plaît, monsieur, calmez-vous. Calmez-vous, monsieur, s'il vous plaît.

J'ai un peu l'impression qu'ils essaient différentes combinaisons de mots pour trouver enfin la formule magique qui spontanément m'apaisera et me ralliera à leur point de vue.

- Je vais téléphoner !

Ah bon ! Voulez-vous que je vous prête ma carte, vous aussi ?

Quelques minutes plus tard, ils sont six, dont deux solides rugbymen aux cheveux ras, serrés dans un modèle de blouse blanche que je n'avais encore jamais vu. Une blouse de combat, en quelque sorte. Elle s'arrête à la taille, s'enfile par la tête et porte des manches courtes. J'imagine qu'il doit être moins aisé de s'y accrocher mais de toute façon, ce ne sont nullement mes intentions.

Les voilà donc à six contre un. Je serai enserré par douze mains à la fois. J'ai beau m'ébrouer de mon mieux, je n'arrive pas à m'en sortir. Je suis enlevé du sol comme un paquet, puis transporté comme un cadavre : les pieds devant.

 

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Publié dans Litterature

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